Thèse:Introduction:La méthode de l'arbre cinémantique

De Cinémancie
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« Le "n'importe quoi" devient alors le comble sophistiqué de la valeur. »
Roland Barthes[1]
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Cette méthode consiste à considérer un film comme un "arbre". Il s'agit de mettre à plat et en évidence les divers constituants du film : titre, épisode, séquence, plan, objet ou figure. Chaque mise en relief d'un simple élément provoque une constellation de points de vues, qui donne lieu à des combinaisons sémantiques propices au déchiffrement. Nous parlons de combinaisons, parce que les images d'un film sont toujours incluses à l'intérieur d'une série d'images, contrairement à une photographie qui est presque toujours unique. Le cheval noir dans Andreï Roublev constitue un exemple particulièrement intéressant. A chaque apparition, il acquiert une signification particulière, il s'intègre dans l'épisode pour apporter une nouvelle proposition. C'est peut-être dans les métamorphoses des combinaisons symboliques d'un élément donné que nous pouvons découvrir l'une des plus grandes contributions d'Andreï Tarkovski à l'art cinématographique. Ces métamorphoses démontrent qu'un "symbole" n'est pas statique ou immuable, mais, bien au contraire, il est changeant et mobile. Il est organique. Andreï Tarkovski dit à juste titre : (…) "Comme l'infini de l'image… Le film est beaucoup plus qu'il ne paraît (s'il s'agit d'un véritable film) et contient davantage d'idées et de pensées que celle que l'auteur a pu consciemment y introduire."[2] La thèse présente donc une partie de ce "plus" que l'image provoque, une part de cet infini. Mais, puisque nous allons voir en détail Andreï Roublev dans le tome 2, nous avons choisi d'illustrer notre "méthode d'arbre cinémantique" grâce au cheval blanc dans Novecento de Bertolucci.


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Le tronc d'un film : le présent

Le cheval blanc dans Novecento (1976) de B. Bertolucci

Novecento est un "film fleuve". Les films fleuve sont toujours cinémantiques, par le fait qu'ils s'installent sur un temps long. Dans Novecento le temps s'étale sur cinquante années ou presque de 1900 à 1945. Dans le deuxième acte du film, nous assistons au mariage d'Alfredo Berlingieri avec Ada. Toute la famille est réunie, il ne manque que l'oncle préféré d'Alfredo et l'ami d'Ada, l'oncle Otavio. Il vient avec du retard. Il entre dans le grand salon avec un beau cheval blanc. (Cf. Photogramme 1.)

Photogramme 1. Novecento, B. Bertolucci :Le cheval blanc dans le salon des Berlingieri.


Ada, heureuse de ce présent, monte en amazone sur le cheval dans le salon. Soulignons la place incongrue qu'il occupe… dans un salon. L'animal est considéré par les riches propriétaires comme un objet d'admiration, comme une statue. Alfredo ouvre les deux battants des portes qui donnent sur le parc, il dispose au tour des épaules d'Ada la cape noire de l'oncle Otavio. A partir de ce moment, un destin tragique et sanglant va s'abattre sur presque toute la communauté du domaine Berlingieri. Tout d'abord, avant sa chevauchée dans les bois, Ada ne propose pas à son mari de venir avec elle. Elle se promène toute seule, en laissant son mari à la maison ; sur son chemin elle tombe dans le grand filet d'Olmo (Cf. Photogramme – 2.), ami d'enfance d'Alfredo. Ada et Olmo vont entrer tous les deux réunis sur le cheval, ce qui annonce le début d'une idylle.

Photogramme 2. Novecento, B. Bertolucci : Ada et la cape noire prise dans le grand filet d'Olmo.

Entre temps, en pleine fête de mariage se déroule, le drame cruel du jeune Patrizio, violé par l'impitoyable fasciste Attila, intendant du domaine Berlingieri et par Regina non moins cruelle, la maîtresse d'Attila. Attila et Regina ne vont pas se contenter de violer Patrizio, mais ils vont aussi le tuer. De plus, Attila va accuser Olmo, le communiste, de cet acte barbare. Olmo sera battu à mort par les "chemises noires". Alfredo impuissant regarde son ami se faire battre sans intervenir. Ce n'est qu'après l'intervention d'un "idiot rôdant", qui avoue avoir commis le crime, qu'on cessa de battre l'innocent Olmo. Après cet acte tyrannique, Otavio le républicain jura de ne plus revenir dans cette "maison". Ada qui avait supplié Alfredo à maintes reprises de congédier Attila, se réfugia dans l'alcool et n'avait plus confiance en Alfredo.

Le sang de Patrizio qui a coulé le jour de mariage d'Alfredo et d'Ada, n'annonce évidemment pas les meilleurs auspices. Dès le premier jour il y a une nette séparation entre le couple. Quelques temps plus tard, après un nouveau forfait du couple féroce Attila et Regina, afin de s'approprier la villa Pioppi. Ada qui s'est souvenue du drame de Patrizio, jeta le chapeau d'Alfredo par la fenêtre de la voiture et partit en toute vitesse. L'image d'Alfredo dans la rue montre le triste avenir qui l'attend. Puisque Ada ne restera pas longtemps avec Alfredo, car un peu plus tard, elle le quittera définitivement, quand elle va apprendre qu'Olmo est recherché par Attila parce qu'il l'a humilié devant tous les siens en lui faisant manger des excréments de … cheval. Ainsi, toute la difficulté du problème est d'établir les relations entre le cheval et la suite des événements tragiques. Nous allons voir que les voies qui mènent à ces relations sont spécifiques, et nécessitent une introspection temporelle.

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Les structures du présent

Quatre éléments fondamentaux entrent dans la composition du présent d'un film.[3] Tout d'abord, nous distinguons "l'espace".[4] Il s'organise en fonction des besoins des protagonistes. Dans Novecento, l'espace est complexe, riche et concentré dans un grand domaine agricole. Nous pouvons diviser cet espace en trois grandes zones, une zone riche et prospère, qui correspond au milieu d'Alfredo ; une seconde zone simple et rustique, c'est le milieu d'Olmo ; et enfin, une zone intermédiaire, la nature environnante, lieu de rencontre des deux amis. Le second élément fondamental c'est "les personnages" du film. Le film trace l'évolution de deux enfants, Alfredo et Olmo nés le même jour. Ils appartiennent à deux familles différentes et diamétralement opposées. "Le temps"[5] est la colonne vertébrale de la cinémancie. Il détermine les coordonnées du film. Nous aurons à effectuer sans cesse des incursions dans un temps passé ou futur, de manière à suivre l'évolution des protagonistes ou des figures en question. Il reste enfin "les objets"[6] ou les figures du film, qui ont une fonction considérable dans la relation entre les individus. Ils participent à l'amplification des rapports étroits qui se créent entre les personnages.

Que faut-il retenir du point de vue cinémantique ? Le présent filmique montre à la fois, l'état des choses, et les différents états de leur changement. Il décrit le mouvement de cette transformation. Comme nous allons le voir au cours de notre étude, chaque détail a une fonction. Il nous livre au fur et à mesure un certain type de réponse, une certaine combinaison. Une réponse par l'image, une réponse imagée. Ainsi, avec le présent d'une image filmique, nous avons un certain nombre de données inhérentes au personnage, que nous devons dégager. Toutefois, ce qui est bouleversant, c'est que l'image filmique est toujours fuyante.[7] Il y a toujours un "plus" dans l'image, elle propose toujours autre chose. Nous n'avons pas pu nous empêcher de les prendre en considération ou au moins de les signaler, car ils sont toujours des moments uniques et spéciaux, dans lesquels nous avons le sentiment qu'ils pourraient être à la base d'une découverte riche et prépondérante. Car l'image filmique procure souvent des réponses à des questions qui ne sont même pas posées. Nous avons déjà parlé de cet aspect de la cinémancie, il est à la base et à l'origine de notre recherche. Il s'agit en fait, de la notion dynamique d'un "work in progress", "un travail en progrès", qui se situe à un double niveau. Le premier niveau concerne l'exploration de l'évolution humaine à l'intérieur des images filmiques, puisque la cinémancie s'intéresse à la raison qui implique tel plan singulier, annonciateur de tel autre plan. Le second niveau concerne la place de ces plans dans le "tout" du film. Il s'agit du lien ou de la liaison entre les figures. Le terme lien exprime un agent de liaison ou de relation soit par métonymie soit par analogie.[8] Il est à la base d'une modification d'approche de la vision filmique, qui donne l'occasion d'élargir nos répertoires. Cela signifie que notre démarche s'inscrit en permanence dans des voies épistémologiques.

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La question de "la réalité"

Le tronc d'un film, c'est donc le présent du film. Il s'agit toujours de "la réalité d'un présent" qui défile à l'écran. A ce propos, Andreï Tarkovski disait : (...) "Je considère que le cinéma est l'art le plus réaliste, en ce sens que ses principes s'appuient sur l'identité avec la réalité, sur la fixation de la réalité dans chaque plan pris séparément. (…) Plus l'image est réaliste, plus elle est proche de la vie, plus le temps devient authentique."[9] La question de "la réalité filmique" est relativement importante, car elle soulève un certain nombre d'objections.[10] En ce qui nous concerne, la réalité du présent filmique est comparable à "la réalité de la vie". Ces réalités ne sont pas antinomiques pour plusieurs raisons. D'abord, s'il y avait une contradiction entre les deux, nous ne serions plus en mesure de comprendre et de savoir les significations les plus élémentaires de l'image. Nous comprenons une image parce que nous pouvons la constituer, parce que les objets dans les films, sont des objets puisés dans la réalité, parce que nous comprenons les objets constitutifs de l'image : un cheval[11] est un cheval et rien d'autre. Il en va de même pour tous les autres objets.[12]

Pier Paolo Pasolini refuse de parler d'une "impression de réalité" que donnerait le cinéma : (…) "C'est la réalité tout court."[13] (…) Le cinéma représente la réalité à travers la réalité. Je reste toujours dans le cadre de la réalité, sans l'interrompre en fonction d'un système symbolique ou linguistique."[14] Il en est de même dans le domaine de la littérature, chez Cervantès ou chez Marcel Proust, "l'idée qu'on se fait d'une réalité fait partie de la réalité." Ainsi, nous posons une hypothèse de travail d'un principe cinémantique : "le moindre indice filmique est un indice réel". Le plus petit détail est un témoignage d'une réalité.[15] Ainsi le cheval, la cape noire, le filet d'Olmo, dans Novecento, le bouffon qui mange un oignon dans Andreï Roublev, le stalker qui crache avant d'aller dans la zone dans Stalker. La cinémancie est un amplificateur de détail filmique. Cette réalité peut être une réalité reconstituée, altérée, transformée, métamorphosée, poétisée, etc. Elle reste cependant une réalité, comme son étymologie l'indique, "réalis" formée sur "res", "la chose". De plus, nous avons vu, comment la "réalité d'un film" déborde parfois, dans "la réalité de la vie" (l'omnibus-corbillard"). Il n'y a donc pas qu'une "certaine interaction", si nous osons dire, mais, une "interaction certaine". Ce fait (certes gênant) devient de plus en plus évident, comme en témoignent plusieurs études à ce propos.[16]

Par ailleurs, l'image filmique établit toujours une suite, un développement, une croissance de cette réalité.[17] Et, la réalité d'une image filmique n'est pas seulement objective et impartiale, elle est reproductible, elle peut être re-visualisée. Cela, nous ne pouvons pas le faire avec notre réalité passée, qui n'est plus là, et qui disparaît derrière les voiles du temps, remplacée aussitôt par d'autres "voiles", formant une opacité confuse où seule la mémoire et le souvenir sont souverains. Ainsi la caméra[18] est la plus haute instance qui imprime clairement et sans obstruction la réalité d'un événement filmique. Il ne s'agit donc pas de la réalité de la fiction filmique, mais de la réalité des faits filmiques, qui eux, sont bien réels. Par exemple, ramasser un objet, s'asseoir, ouvrir une porte, une fenêtre, nous indiquent à chaque fois, et dans chaque circonstance, un certain nombre d'indices, qu'il s'agira d'observer. Enfin, montrer n'est pas démontrer. Pour cela, nous devons nous introduire dans "les racines du film".

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Les racines d'un film : le passé

Nous revenons à la séquence du cheval blanc, de Novecento. Ce qui est troublant dans cette séquence, c'est le nom du cheval blanc, "cocaïne", en mémoire d'une journée où le jeune couple s'est réuni avant le mariage avec l'oncle Otavio et où ils ont sniffé de la cocaïne. Or, deux faits significatifs s'installent comme signe avant-coureur, et annoncent clairement la suite des événements: en effet, la joyeuse bande est dans la chambre de l'hôtel. L'oncle Otavio sort le sachet de cocaïne de sa poche, il dispose la poudre blanche sur la surface lisse d'une commode disposée près d'un lit. Otavio et Ada sont à côté du lit, Alfredo est à l'horizontale sur le lit. Alfredo sniffe en premier, en néophyte il souffle sur la poudre et l'éparpille au sol (Cf. Photogramme – 3.)

Photogramme 3. Novecento, B. Bertolucci : Alfredo au lieu d'insuffler la poudre blanche, souffle dessus, en l'éparpillant (en direction des flèches).

Pour ne pas perdre un grain de la précieuse poudre, Ada et Otavio se mettent à genoux et sniffent directement au sol la poudre éparpillée par Alfredo. (Cf. Photogramme – 4. )

Photogramme 4. Novecento, B. Bertolucci : Ada et Otavio sniffent à genoux la cocaïne qui est tombée au sol.

Or, en "une seconde", l'image nous montre nettement le sombre avenir qui attend Alfredo. Ainsi, en éparpillant la poudre, il éparpille en quelque sorte sa famille, qui dans le cas présent est à genoux devant lui, ce qui peut indiquer un signe de vénération, mais aussi un signe de séparation : Ada et Otavio, qui embrassent le sol, vénèrent les valeurs de la terre. N'oublions pas qu'ils sont tous les deux républicains. Ils vénèrent donc les valeurs de la terre, et les gens qui la travaillent. Alfredo par contre est allongé sur le lit. Il est à l'horizontale sur le lit, en croix, cela rappelle le dernier plan du film : le vieil homme avec les cheveux blancs qui s'allonge horizontalement sur les rails du chemin de fer. Ainsi nous apercevons que "les racines filmiques" nous permettent d'accéder aux données immédiates du film, à ses couches les plus superficielles. Mais elles ne dévoilent pas l'intensité et le poids de chaque figure dans un plan. Elles ne s'introduisent pas en profondeur. Pour cela, nous devons diriger nos regards et nos horizons vers le réservoir culturel humain. Par conséquent, nous devons ouvrir "des chantiers d'investigations" qui concerne le cinéma d'une manière transversale.

Les racines de l'image filmique, ce sont donc les fondations de la mémoire filmique. Et pour consulter et ouvrir les portes secrètes du passé, nous allons nous appuyer sur la méthode des recherches de C. G. Jung et de son école, qui nous seront d'une grande utilité. Car Jung à accordé un intérêt considérable, comme nous allons le voir, à toutes les "catégories irrationnelles", contrairement à Freud qui les considérait avec un certain dédain. C'est d'ailleurs à la suite de l'intérêt croissant de Jung pour les phénomènes irrationnels qu'il y a eu la séparation entre les deux psychanalystes.

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Les Associations : Le rêve

Une des originalités de Jung (et de Freud également) est la méthode qu'il élabore et qui est à la base de la "psychologie du Rêve", comme moyen de connaissance et agent thérapeutique.[19] Nous pouvons commencer d'abord par une supposition, celle qui consiste à considérer "le passé d'un film" (les racines) comme un rêve. Nous constatons qu'il y a des analogies frappantes. Comme dans un rêve, le passé, grâce à l'apport et à l'accumulation successifs de structures imagées hétéroclites, construit en fait, des "complexes de signes", érigés souvent en un "rempart opaque", qui constituent parfois des obstacles infranchissables. Chez Jung, comme chez Freud, ce sont les associations (...) "qui doivent être amenées à la rescousse et qui fourniront la grille qui va permettre de déchiffrer ce message parfaitement incompréhensible."[20]

Comme dans un rêve, nous gardons du passé une certaine idée, une forme globale, mais aussitôt apparaissent dans cette forme des zones ambiguës, des zones où se chevauchent plusieurs états, plusieurs fonds, pour former en fin de compte un "complexe". Le passé est comme chacun le sait, un état de présent accumulé ou un archivage mal ordonné du présent. Il n'est pas comme le présent qui s'actualise dans un "ici et maintenant". Le passé se perd ou s'oublie dans un "ailleurs et autrefois". Les associations se forment tout naturellement, surtout quand dans un présent actualisé nous sommes en présence d'un objet, d'un site,[21] qui fait venir à la surface des zones d'ombre de notre passé. La question est vaste, mais nous avons voulu, d'une part, montrer certains liens évidents entre le passé et le rêve, et d'autre part, montrer que le passé passe souvent, pour ne pas dire régulièrement, par le canal du rêve, et qu'il se manifeste d'une manière ou d'une autre.

Le thème du rêve est récurrent dans le cinéma d'Andreï Tarkovski. Il présente plusieurs exemples de la relation entre le rêve et le passé. Il y a dans Nostalghia quatre rêves ; dans Andreï Roublev, le rêve d'Andreï Roublev et sa rencontre avec Théophane le Grec mort ; dans Le Miroir l'épisode du "Rêve d'Aliocha". Ce qui semble révélateur, c'est l'intégration des rêves dans la cinémancie, comme outil de prospection pour explorer le passé et annoncer le futur. Cela ne date pas d'aujourd'hui, mais remonte à l'antiquité et même à la Bible. Le terme utilisé par les anciens est "l'oniromancie". Nous porterons un œil vigilant aux rêves dans le cinéma en général, car ils témoignent toujours d'un intérêt nouveau et inédit, ils sont souvent porteurs d'une symbolique nouvelle et par-là ils dévoilent de nouvelles combinaisons sémantiques.[22]

Mais les rêves constituent seulement une part des outils prospectifs du passé. Nous devons encore mentionner un haut fait culturel, que Gilbert Durand à la suite de Gaston Bachelard appelle : (...) "la consultation du patrimoine imaginaire de l'humanité que constituent la poésie et la morphologie des religions."[23] Toutefois, il faudra ajouter dans le cadre de ce patrimoine, les mythes, les coutumes, les légendes, les croyances, etc. Car nous revendiquons avec Gaston Bachelard le droit à (...) "une étude systématique de la représentation, sans exclusive aucune."[24] Ainsi, cette étude systématique est double. Elle implique une étude d'une part au niveau de l'image cinématographique, des comparaisons d'une image filmique avec plusieurs autres images, comme par exemple le cheval,[25] chez Tarkovski, Bertolucci (Novecento), Buñuel (Viridiana), Bergman (La Source), d'autre part, au niveau des racines de la représentation de l'image.

Remarquons que le symbolisme des mythes et des légendes se forme et se confond dans le domaine de la divination et de la superstition. Pour illustrer nos propos, il suffit de considérer les animaux qui pullulent dans le cinéma d'Andreï Tarkovski : des chevaux, des chiens, des chats, des coqs, etc. Dans un film, un animal ne représente que lui-même. Mais si nous voulons nous introduire dans la profondeur de l'image, et dégager les relations que ces animaux forment avec le film, nous devons nous engager à consulter les légendes et les mythes spécifiques qui ont contribué à la formation d'images générales que C. G. Jung appelle les archétypes : (…) "Schémas ou potentialités qui façonnent inconsciemment la pensée."[26] Cependant, il arrive que la valeur significative des "associations" soit insuffisante. Ainsi, dans le cas précis d'un rêveur, […] "La méthode des associations a une importance capitale pour tout ce qui est "thématisme personnel" du rêveur, mais il est des cas où le rêveur se trouve totalement dépourvu d'évocation associative. (…) Nous arrivons à la célèbre méthode des "amplifications".[27]

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Les amplifications

Cette méthode est à son tour une méthode d'élargissement de "l'angle d'approche", d'un signe "dépourvue de significations". De quoi s'agit-il précisément ? Ce sont : (…) "(Des) parallèles historiques, sociologiques, mythologiques, ethnologiques, prisés dans le folklore aussi bien que dans l'histoire des religions, permettant de mettre le contenu du rêve, privé d'associations, en rapport avec le patrimoine psychique et humain général. (…) Ils entrent dans le cadre de la rencontre inter-humain. (…) (Elle) est rendue nécessaire par l'existence des problèmes liés à l'inconscient collectif."[28] En ce qui nous concerne, l'amplification de la cinémancie est basée sur cinq notions, ayant parfois entre eux, des "branches" inextricables. Ces notions sont : la divination, la superstition, l'irrationnel, la poésie et la question du symbole.

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La divination

La complexité de la question de la divination déborde sur d'autres questions, comme le symbolisme, la superstition et l'ethnologie. (…) "La divination est appelée en Grèce, "mantiké techné", l'art prophétique, et le nom du devin, du prophète, de toute personne qui prédit l'avenir, "mantis".[29]
  1. La chambre claire, Editions de l'Etoile, Gallimard, Le Seuil, Paris, 1980, p. 60.
  2. Andreï Tarkovski, Le Temps Scellé, op. cit., p. 112.
  3. Cf. J. Epstein, op. cit., p. 107. G. Deleuze, tome 1, op. cit. Le mystère du présent chez Dreyer et Bresson, p. 151 ; tome 2, op. cit., p. 105 ; Chapitre V. "Pointes de présent et nappes de passé." pp. 129-164. J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 138. E. Morin, op. cit., chapitre V. Présence objective, pp. 121 sq. I. Lotman, op. cit., p. 136.
  4. Cf. André Gardies, L'Espace au cinéma, Editions Méridiens Klincksieck, Paris, 1993. E. Morin, op. cit., Métamorphose de l'espace, p. 69. J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 195 ; 251 ; modulation de l'espace, p. 398 ; tome 2, op. cit., Vème section : Temps espace et réel perçu, espace miniature, p. 208. §. 71. pp. 242-258 ; 388 ; 434. G. Deleuze, tome 1, op. cit., p. 137 et 231. I. Lotman, Chapitre 11. La lutte avec l'espace, op. cit., pp. 141-146.
  5. Cf. J. Epstein, op. cit., pp. 139 ; 147 ; 225. E. Morin, op. cit., pp. 63 sq. J. Mitry, tome 1, op. cit., §. 43. Temps et espace en musique. pp. 307-312 ; tome 2, op. cit., V 8ème section, Temps espace et réel perçu, pp. 179-278. §. 72. pp. 259-278 ; 388 ; 434. A. Tarkovski, Le temps scellé, op. cit., p. 60. I. Lotman, op. cit., pp. 135-140.
  6. Cf. E. Morin, "Objets inanimés, vous avez donc une âme ?" Op. cit., pp. 70 ; 72 sq. ; 128 sq. ; 159 ; 160 ; les objets et les formes, pp. 163-167 ; 185. G. Deleuze, tome 1, op. cit., p. 63 ; 180 ; 218 ; 252. Tome 2, p. 11 ; 62. J. Mitry, tome 1, op. cit., langage d'objet, p. 146 ; les objets dans l'Ange Bleu, p. 240 ; objet-sujet, pp. 282-284; objet esthétique, 348 et 350 sq. objet perçu, pp. 351-352. Tome 2, op. cit., pp. 44 ; 66 ; (briquet) p. 114 ; 138 ; distinction sujet-objet, pp. 184 sq. ; 192 sq. ; 214. M. Estève, op. cit., pp. 60-61. M. Mesnil, op. cit., p. 47. I. Lotman, pp. 51-52 ; 58-59 ; 74.
  7. J. Esptein écrit : (…) "Plus on regarde les images plus elles changent." Op. cit., p. 55. Cf. également, J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 129 ; 147 ; section II. L'image filmique, pp. 165-255 ; tome 2, op. cit., pp. 9 ; 413.
  8. Cf. Jacques Aumont, L'Analogie réenvisagée (divagation), in Christian Metz et la théorie du cinéma, Iris n° 10, spécial avril 1990, Editions Méridiens Klincksieck, pp. 49-65. Dans ce texte, l'auteur distingue trois "valeurs" du terme analogie : l"analogie empirique (défini par la perception), l'analogie idéale ou objective (contenu dans les objets eux-mêmes), l'analogie ontologique ou idéelle (renvoyant à un invisible).Voir également, E. Morin, op. cit., pp. 90 et 93 ; C. Metz, Essais… tome 1, op. cit., "Portée et limites de la notion d'analogie", pp. 113-115 : […] "Analogie, c'est-à-dire par la ressemblance perceptive du signifiant et du signifié" ; "Im-segni (Pasolini) ou Analogie iconique", pp. 208-211.
  9. Andreï Tarkovski, Dossier Positif-Rivages, Collection dirigée par Gilles Ciment. Article: "L'artiste dans l'ancienne Russie et dans l'U.R.S.S. nouvelle : Entretien avec Andreï Tarkovski" par Michel Ciment, Luda et Jean Schnitzer, traduit du russe par Jean Schnitzer, Paris, 1988, p.88.
  10. Il ne nous appartient pas ici de trancher sur cette question, nous nous contentons de signaler quelques auteurs qui ont abordé la question : B Balázs, op. cit., p. 127, (…) "Tout ce que l'on voit sur l'image a d'abord existé "dans la réalité", 198 ; 203 ; 227. Jean Epstein, op. cit., pp. 309 ; 326-327 ; 381 ; 383 ; 403-408. Edgar Morin, op. cit., p. 16 ; photogénie, 21 ; l'impression de vie et de réalité, 98 ; 121-123 ; 141; 156. Jean Mitry, tome 1, op. cit., pp. 81 ; 114 ; 128 ; réalité objective, 139 ; 145 ; impression de réalité, 180 ; 390 ; réalité quelconque, 238 ; 258 ; 269-270 ; réalité sur le vif, 280. ; tome 2, réalité vraie, 37 ; 45-46 ; 60 ; conclusion sur la réalité, 84; réalité physique, 206 ; 243. Par ailleurs, nous n'avons pas confondu "la réalité" avec "le réalisme" : tome 1 : pp. 130-131, réalisme délirant, 174 ; réalisme expressionniste, 238 ; histoire des réalismes, 238, 245, 249-252 ; tome 2, 180 ; réalisme transcendantal, 181 sq. ; 313 ; 406-436. C. Metz, La signification au cinéma, tome 1, chapitre 1, "A propos de l'impression de réalité au Cinéma", op. cit., pp. 13-24 ; 30 ; 143 ; tome 2, 37. G. Deleuze, tome 1, op. cit., p. 159 ; tome 2, chapitre 2, "Récapitulation des images et des signes", pp. 38-61. R. Dadoun, op. cit., pp. 32- 33 ; 159.
  11. Il s'agit de l'animal et non pas de la figure du cheval.
  12. I. Lotman écrit : (...) "Le film est relié au monde. Il n'est compris que si le spectateur identifie à coup sûr quelles choses de la vie réelle sont signifiées par telle ou telle combinaison de taches lumineuses sur l'écran." op. cit., p. 74. C. Metz précise (…) "La compréhension totale d'un film quelconque serait impossible si nous ne portions pas en nous ce dictionnaire confus mais bien réel des "im-segni" dont parle Pasolini, (…) que la voiture de Jean Claude Brialy dans Les Cousins est une voiture "sport" avec tout ce que cela signifie dans la France du vingtième siècle, époque diégétique du film…" Op. cit., tome 1, p. 209.
  13. Pier Paolo Pasolini, L'expérience hérétique, Editions Payot, seconde partie du livre, p. 170.
  14. Ibid., p. 199.
  15. Robert Bresson part du réel volontairement : (…) "Je me veux et me fais aussi réaliste que possible, n'utilisant que des parties brutes prises dans la vie réelle". L'Express, 23 décembre 1959. Citée par Michel Estève, Robert Bresson, Editions Seghers, Paris, 1974, p. 91. Kenji Mizoguchi est encore plus radicale, Michel Mesnil écrit, qu'il y a dans ses films une : (...) "accumulation de petits faits vrais qui ne valent que par l'appui qu'ils prennent l'un sur l'autre, le naturel et la vérité de la mosaïque qu'ils créent finissant par instaurer une sorte de critique immédiate de la réalité." M. Mesnil, Kenji Mizoguchi, Editions Seghers, Paris, (1965), 1971, p. 30. D'autres réflexions du même ordre vont venir appuyer cette hypothèse.
  16. Comme par exemple, la thèse de Natacha Aubert, doctorante spécialiste de la représentation de l'antiquité dans le cinéma. Elle écrit : (…) " L'usage de l'Antiquité dans le cinéma ne se cantonne pas toujours à un rôle spectaculaire et commercial. Dans Cabiria de Pastrone, 1914, il y a sans conteste un lien entre les guerres puniques et le guerre de Libye qui oppose l'Italie à la Turquie en 1911-1912. Scipione l'Africano de C. Gallone a été considéré dès sa sortie comme une apologie du régime fasciste… Ces deux films font l'apologie des visées impérialistes de l'Italie… Spartacus (1960), produit par Kirk Douglas… a été produit au moment le plus intense de la chasse aux communistes aux USA. L'analogie entre Spartacus et Moïse renvoie à la lutte sioniste "let my people go"… Le film de J. Kawalerowisz, Faraon, Pologne 1966, fait allusion à la situation de la Pologne contemporaine..." Extraits de thèse accessible sur Internet : http://www.unine.ch/antic/cinenat.html
  17. Cela implique (si nous poussons notre raisonnement jusqu'à son terme) que l'image filmique a une "suite" soit intra-cinématographique, soit extra-cinématographique (souvent les deux). Cela peut également soulever des objections, mais il sera difficile de démontrer le contraire.
  18. Cf. B. Balázs : (...) "La caméra cherche sa matière non dans l'événement, mais dans l'apparence." op. cit., p. 187. E. Morin, op. cit., p. 179. J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 174-175 ; 361 ; tome 2, op. cit., §. 50. Caméra mobile, pp. 28-34 ; 58. G. Deleuze, op. cit., pp. 34 ; 39 ; 60. J. Donner, (...) "(A propos de La source) Vernon Young dans "Film Quaterly" écrit : "Ce n'est pas le mouvement de la caméra mais son emplacement dans l'espace qui détermine le style du film." Op. cit., p. 98.
  19. Cf. Article du Dr Roland Cahen, "La psychologie du rêve", p.102 sq. Dans Le Rêve et les Sociétés Humaines, Ouvrage collectif, sous la direction de Roger Caillois et G. E. von Grunebaum, Gallimard, 1967.
  20. Ibid, p. 107.
  21. Même d'une odeur (difficilement établie au cinéma) ou d'une saveur particulière, comme la madeleine de Marcel Proust.
  22. J. Donner précise que (…) "la source d'inspiration de Bergman se situent dans le rêve et l'irrationnel", op. cit., p. 48. Cf. également, Rêves de Femmes (Kvinnodröm) pp. 36 et 61-63 ; Nuit des forains, rêve de Frost (le clown), pp. 52 ; 77 ; 82 ; 137 ; 140. F. Cesarman, op. cit., pp. 39 ; 188 ; 197 ; 204 ; 217.
  23. Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire. Introduction à l'archétypologie générale, Edition Dunod, (1969), 11ème éditions, 1992, p.20.
  24. Gaston Bachelard, La philosophie du non, p.75.
  25. Ici, il s'agit de la figure du cheval et non plus de l'animal.
  26. C.G.Jung, Les types psychologiques, Editions Georg, Genève, 1950, p.310 sq. Cf. également du même auteur, L'Homme et ses symboles, Editions Robert Laffont, 1964, p.66 sq.
  27. Roland Cahen, Le rêve et les sociétés humaines, ouvrage collectif, op. cit., pp. 108-109
  28. Ibid., p. 109.
  29. "Mantis",provient lui-même de la racine "mainomai", être pris de délire, et en particulier, être mis hors de soi par la divinité. C'est le même sens que l'on retrouve dans "enthousiadzein" (issu de la racine theos), être possédé par un dieu, être saisi par l'enthousiasme." Raymond